À l’issue de la négociation annuelle obligatoire (NAO) sur les salaires, un délégué syndical diffuse un tract intitulé « Rémunération 2021 – Chacun pour soi et la CFDT pour tous », auquel est annexé un tableau sur lequel figurent les rémunérations minimales, moyennes, médianes et maximales par coefficient. L’entreprise assigne en référé d’heures à heures (1) la fédération CFDT Communication Conseil Culture au visa de l’article 835 du Code de procédure civile en faisant valoir que la diffusion du tract constitue un trouble manifestement illicite. Elle demande notamment au tribunal :
- de juger que le tract comporte des informations confidentielles dont la divulgation porte atteinte à l’intérêt de la société et que l’organisation syndicale, par l’intermédiaire de son délégué, a violé son obligation de discrétion et de confidentialité ;
- d’ordonner, sous astreinte, le retrait du tract sur supports papier et numérique, l’interdiction de le diffuser sur ces supports et le versement d’une provision en réparation du préjudice causé par la diffusion.
L’entreprise est déboutée de toutes ses demandes par le tribunal judiciaire. Rendue dans un domaine où les décisions sont rares, cette ordonnance fournit l’occasion de rappeler certains principes et de signaler des questions en suspens.
► Outre la violation du code du travail et de la jurisprudence, l’employeur invoquait aussi la violation par le syndicat et son délégué de l’accord d’entreprise sur le droit syndical, au motif que le tract avait été diffusé non pas concomitamment à sa transmission à la direction, mais avant, contrairement aux stipulations de cet accord. Il est également débouté, le juge ayant considéré qu’il n’établissait pas l’antériorité de la diffusion. Bien plus, le syndicat ayant prouvé que l’entreprise avait tardé à adresser aux salariés un mail contenant un lien vers les communications syndicales du mois passé en dépassant ainsi le délai prévu par l’accord, il a été condamné à réparer le préjudice subi par le syndicat.
À l’appui de ses demandes, la société faisait valoir que le délégué syndical est tenu, comme les membres du CSE, à un devoir de discrétion à l’égard des informations confidentielles présentées comme telles par l’employeur, dans la mesure où leur divulgation est de nature à porter atteinte à l’intérêt de l’entreprise.
Elle se fondait sur les articles L. 2315-3 et L. 2312-36 du code du travail, le premier disposant que les membres de la délégation du personnel du CSE et les représentants syndicaux sont tenus à une obligation de discrétion à l’égard des informations revêtant un caractère confidentiel et présentées comme telles par l’employeur, et le second, relatif à la BDES (base de données économiques et sociales), prévoyant à son dernier alinéa que les membres de cette délégation et les délégués syndicaux sont tenus à une obligation de discrétion à l’égard des informations contenues dans la base de données revêtant un caractère confidentiel et présentées comme telles par l’employeur.
Ses arguments sont rejetés par le tribunal.
Celui-ci rappelle d’abord que la liberté de communication des syndicats est garantie par de nombreux droits et libertés fondamentaux : liberté d’action syndicale et participation des travailleurs (préambule de la Constitution de 1946, al. 6 et 8), liberté d’expression (déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 art. 11 et convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales art. 10) et principe d’égalité des syndicats (déclaration des droits de l’Homme et du citoyen art. 6).
Le tribunal rappelle aussi l’article L. 2142-5 du Code du travail sur le contenu des affiches, publications et tracts, lequel est librement déterminé par l’organisation syndicale, sous réserve de l’application des dispositions relatives à la presse.
Pour le tribunal, aucune des dispositions invoquées par l’employeur n’est applicable au litige.
L’obligation de discrétion visée à l’article L. 2315-3 (plutôt que L 2312-36) concerne les membres du CSE, pas les délégués syndicaux.
Le tableau litigieux n’a pas été communiqué par l’intermédiaire de la BDES, puisqu’il a été transmis dans le cadre d’une réunion de négociation annuelle des salaires et ne figure pas dans la BDES de l’entreprise.
S’il est exact que, selon l’article L 2312-36, les informations communiquées par l’intermédiaire de la BDES peuvent être considérées comme confidentielles lorsqu’elles sont identifiées comme telles par la direction, y compris pour les délégués syndicaux, la BDES a pour vocation le fonctionnement du CSE et non l’exercice des mandats syndicaux.
Dès lors, lorsque des documents sont transmis aux délégués syndicaux dans le cadre du fonctionnement du CSE, alors ils sont soumis à la même obligation de confidentialité que les autres membres de l’instance. À l’inverse, lorsqu’ils se voient communiquer des informations en leur stricte qualité de délégué syndical et en dehors de tout fonctionnement du CSE, ce sont les dispositions de l’article L 2142-5 qui ont vocation à s’appliquer et les seules limites fixées à la liberté d’expression du délégué syndical sont celles prévues par la loi relative à la liberté de la presse.
A notre avis Les arguments textuels du tribunal nous semblent solides : l’obligation de confidentialité est prévue à plusieurs reprises par le Code du travail, dans les articles L. 2315-3 et L. 2312-36 mentionnés ci-dessus et dans d’autres plus spécifiques, par exemple dans le cadre du droit d’alerte économique (C. trav. art. L. 2312-67), ou relatifs aux documents de gestion comptable prévisionnelle (C. trav. art. L. 2312-25) ou en cas d’offre de reprise d’un site menacé de fermeture (C. trav. art. L.1233-57-15). Elle peut s’imposer au comité, mais aussi à des personnes qui n’en font pas partie, experts assistant le comité (C. trav. art. L. 2315-84) et experts et techniciens des commissions (C. trav. art. L. 2315-45). On peut en déduire que, lorsqu’elle n’est pas imposée, notamment dans le cadre de la négociation obligatoire sur les salaires, cette obligation n’existe pas. La doctrine va dans ce sens : voir, par exemple, Grégoire Loiseau, Pascal Lokiec, Laurence Pécaut-Rivolier, Pierre-Yves Verkindt, Droit de la représentation du personnel, Dalloz Action 12/2018 n° 523.202. D’aucuns déploreront ce qu’ils considéreront comme une lacune des textes, en reprenant l’argument de l’entreprise, resté d’ailleurs sans réponse, selon lequel « la loyauté commande notamment à l’employeur de fournir aux représentants syndicaux une information complète et sincère qui a pour corollaire l’obligation pour les représentants syndicaux de respecter le devoir de discrétion et de confidentialité attaché aux informations confidentielles ». Et penseront que la situation n’est pas de nature à inciter les entreprises à la générosité en matière d’information. Reste qu’il n’appartient pas au juge de se substituer au législateur. Un remède possible en la matière, qui ménagerait les deux parties, serait de conclure, en application des articles L. 2242-10 s. du code du travail, un accord d’adaptation sur les négociations obligatoires – ou, s’agissant des autres négociations, un accord de méthode en application de l’article L. 2222-3-1 du même code – prévoyant la possibilité pour l’entreprise de signaler certaines informations comme confidentielles et l’obligation pour les négociateurs syndicaux de respecter ce caractère. Autre solution possible : comme le permet l’article L. 2312-21 du code du travail, conclure un accord d’entreprise sur la BDES et y intégrer les informations nécessaires aux négociations obligatoires avec les délégués syndicaux. Qui seraient alors tenus à une obligation de confidentialité pour les informations confidentielles et présentées comme telles par l’employeur. |
Mais un syndicat ne doit pas divulguer d’informations sensibles hors de l’entreprise, ou les déformer
La société fondait aussi son action sur un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation ayant admis, dans le cas d’une information écrite donnée à un représentant du personnel, que l’indication du caractère confidentiel peut résulter de la mention « confidentiel » et interdisant sa diffusion externe apposée sur la note en cause (Cass. soc. 6-3-2012 n° 10-24.367 F-D : RJS 5/12 n° 408). Le tribunal judiciaire estime que cette décision ne pouvait pas, non plus, être utilement invoquée : outre le fait que les informations, dans cette espèce, avaient été transmises à un membre du comité d’entreprise en cette qualité, l’intéressé les avait divulguées à la presse et déformées.
Or, dans l’affaire soumise au tribunal, les informations litigieuses étaient annexées à un tract adressé aux salariés de l’entreprise, dont celle-ci ne démontrait pas que le délégué l’ait distribué à des personnes extérieures, le fait qu’il soit diffusé sous format numérique par la voie de l’intranet de l’entreprise ne permettant pas d’établir une diffusion en dehors de celle-ci. Et le tableau n’avait pas été modifié par l’intéressé.
A notre avis Est-ce à dire que, s’il avait pu démontrer que le tract avait été diffusé à l’extérieur de l’entreprise, l’employeur aurait pu en obtenir le retrait et l’interdiction, en dépit de la liberté d’expression des syndicats ? La réponse semble affirmative. En d’autres termes, le tribunal semble admettre que, même si un délégué syndical n’est pas tenu, en principe et en tant que tel, à une obligation de confidentialité, le droit du syndicat de divulguer des informations relatives à l’entreprise en dehors de celle-ci n’est pas sans limites. |
Il ne suffit pas, pour qu’un document soit confidentiel, qu’il soit signalé comme tel par l’employeur
L’entreprise soutenait enfin que la divulgation du tract était de nature à porter atteinte à l’intérêt de l’entreprise, le contenu de la grille des salaires dans l’entreprise étant « particulièrement sensible puisqu’il dévoile la rémunération effective de tous les collaborateurs en fonction de leur coefficient conventionnel ».
Elle faisait notamment valoir :
- qu’elle avait transmis le tableau dans le cadre confidentiel et spécifique de la négociation annuelle obligatoire en prenant soin d’indiquer spécifiquement « A l’attention des délégués syndicaux uniquement » – « Confidentiel – Ne pas diffuser sans autorisation – Ce document et les informations qu’il contient sont propriété de […]. Il ne doit pas être utilisé à d’autres fins que celles pour lesquels (sic) il a été remis. Copyright […] – Tous droits réservés. Confidentiel – Ne pas diffuser sans autorisation »;
- que la diffusion aux salariés de ces informations portait atteinte aux droits des salariés au respect de leur vie privée et à la confidentialité de leur rémunération ; que la diffusion du tract dans les locaux le rendait accessible à toutes les personnes présentes sur le site, clients et prestataires compris, ce qui était d’autant plus préjudiciable qu’elle était une entreprise de services dont le chiffre d’affaires était essentiellement basé sur la valorisation des heures de travail dans le cadre des projets remportés.
Ces arguments sont également rejetés par les juges. Ceux-ci se réfèrent à un arrêt de la Cour de cassation, aux termes duquel, pour satisfaire aux conditions de l’article L 2325-5 du Code du travail (dont le contenu, qui concernait le comité d’entreprise, a été transposé au CSE par l’article L 2315-3 précité), l’information donnée aux membres du comité d’entreprise doit non seulement être déclarée confidentielle par l’employeur, mais encore être de nature confidentielle au regard des intérêts légitimes de l’entreprise, ce qu’il appartient à l’employeur d’établir (Cass. soc. 5-11-2014 n° 13-17.270 FS-PB : RJS 1/15 n° 44). Aux termes de cet arrêt, en plaçant sous le sceau de la confidentialité l’ensemble des documents adressés au comité sans justifier de la nécessité d’assurer la protection de l’ensemble des données contenues dans ces documents, l’employeur avait porté une atteinte illicite aux prérogatives des membres du comité dans la préparation des réunions.
Puis le tribunal constate, d’une part, que la direction avait communiqué un document de 22 pages et contenant 5 annexes, dont l’intégralité des contenus, sans distinction, était identifiée comme étant confidentielle et, d’autre part, que l’entreprise ne démontrait pas en quoi la diffusion de la grille des salaires portait atteinte à son intérêt ou à celui des salariés. En effet, pour les juges, le tableau faisant figurer les rémunérations minimales, moyennes, médianes et maximales ne concernait aucun coefficient réunissant moins de 5 salariés. Dès lors, les informations communiquées ne permettaient pas d’identifier les rémunérations individuelles des salariés, ni même leurs postes puisque les coefficients regroupent plusieurs postes différents.
Extrait de la décision
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Il n’y a pas lieu d’ordonner le retrait d’un tract auquel est annexé un tableau contenant la grille des salaires de l’entreprise remis à un délégué syndical lors de la négociation annuelle sur les salaires et présenté comme confidentiel, dès lors que :
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(1) : Le référé d’heures à heures (article 485 du code de procédure civile) permet d’obtenir une ordonnance de référé dans un délai particulièrement rapide.