Dans un jugement rendu le 23 mai, le tribunal judiciaire de Paris, saisi par le CSE de l’entreprise et par le syndicat CFE-CGC de la métallurgie d’Ile-de-France, ordonne à la société de services pétroliers Schlumberger de prendre en charge les frais professionnels des salariés contraints de télétravailler en 2020 et 2021, à hauteur de 2,50 € brute par jour de télétravail.

L’affaire concerne la société de services pétroliers Schlumberger (ou « CPS ») qui emploie 230 salariés (*). La question est celle de la prise en charge des frais professionnels engendrés par le télétravail contraint : du fait du Covid-19, les salariés de l’entreprise ont dû travailler chez eux du 15 mars 2020 au 11 mai 2020, le télétravail ayant ensuite été maintenu mais pour une partie seulement des salariés.

Du fait de l’échec de négociations ouvertes en juin 2020, l’entreprise a appliqué une charte unilatérale au sujet de ce télétravail, mais avec un avis négatif du comité social et économique au motif de l’absence d’indemnité. Dans son avis du 18 février 2021, le comité social et économique estime en effet que l’entreprise a l’obligation de prendre en charge les frais induits par le télétravail imposé.

A l’appui de sa délibération, le CSE cite la jurisprudence de la Cour de cassation ainsi que les accords nationaux interprofessionnels de 2005 et 2020 « qui rappellent expressément la prise en charge des dépenses engagées par le salarié en télétravail pour les besoins de son activité professionnelle et dans l’intérêt de l’entreprise, y compris en cas de circonstances exceptionnelles ou de cas de force majeure » (**).

Le CSE mandate son secrétaire pour agir en justice

Le CSE ne se contente pas d’un avis négatif : en juin 2021, il mandate son secrétaire pour agir en justice, avec l’appui du syndicat métallurgie Ile-de-France de la CFE-CGC. Cette assignation relance d’ailleurs de nouvelles négociations dans le groupe, avec un accord trouvé dans plusieurs sociétés prévoyant une allocation d’une indemnité forfaitaire d’un montant de 2,50€ par jour de télétravail par salarié plafonnée à 20€ par mois.

Sauf qu’un accord n’est toujours pas conclu dans la société de services pétroliers Schlumberger (ou « CPS ») : l’employeur applique alors à nouveau une charte unilatérale, prévoyant cette fois une allocation de 2,50€ plafonnés à 20€ par jour, mais cette charte ne prend effet qu’au 1er janvier 2022, sans rétroactivité, d’où la demande du CSE et du syndicat de rembourser les salariés pour la période antérieure. 

Les références du principe de la prise en charge

Le juge fait droit à la demande du CSE et du syndicat, représentés par l’avocat Ilan Muntlak (de « 41 société d’avocat »).

Sur le principe de la prise en charge, le jugement cite le code du travail (art. L. 1229-9) et estime que les deux accords nationaux interprofessionnels (ANI) sur le télétravail de 2005 et 2020 sont complémentaires et doivent être compris comme s’articulant ainsi :

  • l’article 7 de l’ANI de 2005 dispose : 

« L’employeur prend en charge, dans tous les cas, les coûts directement engendrés par ce travail, en particulier ceux liés aux communications.»

  • l’article 7.4.1 de l’ANI de 2020 dispose :

« Eu égard aux circonstances exceptionnelles ou au cas de force majeure justifiant le recours au télétravail, en cas de besoin et avec l’accord des salariés, l’utilisation de leurs outils personnels est possible en l’absence d’outils nomades fournis par l’employeur, selon les modalités prévues par l’article 7 de l’ANI du 19 juillet 2005 relatif au télétravail. Il est rappelé que l’article 3.1.5 du présent accord, relatif à la prise en charge les frais professionnels, s’applique également aux situations de télétravail en cas de circonstances exceptionnelles ou cas de force majeure ».

Autrement dit, peu importe la nature des circonstances du télétravail, la prise en charge des frais par l’employeur est de droit. Le juge le dit ainsi :  « Contrairement à ce que soutient la Société SPS, la prise en charge des frais exposés dans le cadre du télétravail – y compris en cas de circonstances exceptionnelles comparables à la crise sanitaire – est obligatoire pour l’employeur. »

Le montant forfaitaire choisi

En effet, le juge affirme ensuite, sur la base de l’arrêt du 23 septembre 2009 de la chambre sociale de la Cour de cassation, qu’il est tout à fait possible, même sans accord conventionnel, pour un employeur de procéder à un remboursement forfaitaire, l’Urssaf reconnaissant depuis décembre 2019 à l’employeur la possibilité d’indemniser forfaitairement les frais de télétravail à hauteur de 2,50€ par jour, une règle reprise le 1er avril 2021 dans le Bulletin officiel de la Sécurité sociale (Boss). 

Le juge prend donc cette référence de 2,50€ pour imposer à l’entreprise de prendre en charge les frais professionnels de télétravail des salariés à partir du 17 mars 2020 et jusqu’au 31 décembre 2021, car à partir du 1er janvier 2022 la nouvelle charte unilatérale comprenant cette fois une indemnisation de 2,50€ par jour s’applique.

L’entreprise doit également verser au CSE et au syndicat CFE-CGC la somme de 3 000€ chacun au titre des dommages et intérêts et 5 000€ chacun au titre de la procédure. 

L’entreprise va donc devoir procéder rapidement à l’indemnisation des salariés dans la mesure où le juge ayant prononcé une exécution provisoire, ce paiement s’impose même en cas d’appel. 

L’intérêt du jugement selon l’avocat du CSE

Pour l’avocat du CSE et du syndicat, Ilan Muntlak, cette décision présente plusieurs points intéressants : « Ce jugement nous dit d’abord que l’accord national interprofessionnel de 2020 n’annule pas celui de 2005, mais aussi que le paiement des frais s’impose avec ou sans accord collectif, l’accord traitant des modalités de ces frais. Et cette décision me semble ouvrir la voie à une indemnisation pour le télétravail volontaire, d’autant que l’essor du flex office dans les entreprises contraint parfois les salariés à télétravailler ». 

 

(*) Cette entreprise a déjà fait l’objet d’un jugement du tribunal judiciaire de Paris, en date du 30 mars 2021, au sujet des tickets restaurant (lire notre article). 

(**) Sur l’accord national interprofessionnel de 2020 sur le télétravail, lire nos articles ici et ici

 

Bernard Domergue