L’expert-comptable, désigné dans le cadre de la consultation du CSE sur la politique sociale, les conditions de travail et l’emploi, ne peut procéder à l’audition de salariés qu’avec l’accord exprès de l’employeur et des salariés concernés.

Tout commence, dans cette affaire, par la décision d’un CSE d’une clinique privée de se faire assister par un expert-comptable pour la consultation annuelle sur la politique sociale, les conditions de travail et l’emploi. Après avoir reçu la lettre de mission précisant les modalités d’intervention de l’expert, la direction décide d’agir en justice. Elle demande au juge de réduire à 4 jours la durée de l’intervention de l’expert et d’en fixer le coût prévisionnel à 4800 euros HT.

Des entretiens prévus avec 25 salariés

En fait, la lettre de mission précisait que l’intervention de l’expert-comptable porterait « limitativement sur les conditions de travail et devait être exclusivement réalisée au moyen d’entretiens avec les salariés prévus sur cinq à six jours ». Il était prévu de « réaliser des entretiens avec 25 salariés d’une durée de 1h30 chacun avec un battement de quinze minutes entre chaque entretien, soit un total de cinq entretiens sur cinq à six jours ». S’étant opposé à ces entretiens, l’employeur considérait que le nombre de jours prévus pour l’expertise et son coût prévisionnel devaient en conséquence être réduits.

Le tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre ayant fait doit à ces demandes, l’expert-comptable décide de porter l’affaire en cassation. Il reproche notamment au tribunal d’avoir rejeté sa demande tendant à ce qu’il soit ordonné à l’employeur de lui permettre de conduire des entretiens avec les salariés et de diffuser des questionnaires. Partant du principe, tout à fait exact, qu’il était seul à déterminer les éléments utiles à l’exercice de sa mission, l’expert-comptable estimait qu’il pouvait « exiger de réaliser des entretiens avec les salariés » dans le cadre de l’analyse de la politique sociale, de l’emploi et des conditions de travail.

Dans son arrêt du 28 juin 2023, la Cour de cassation rejette le pourvoi de l’expert et confirme le jugement du tribunal de judiciaire de Point-à-Pitre.

La Cour de cassation juge l’accord de l’employeur indispensable

L’expert-comptable a bien « libre accès dans l’entreprise pour les besoins de sa mission » (article L. 2315-82 du code du travail), l’employeur doit effectivement lui fournir les informations nécessaires à l’exercice de sa mission (article L. 2315-83). Pour la Cour de cassation, il résulte justement de ces textes que « l’expert-comptable, (…) s’il considère que l’audition de certains salariés de l’entreprise est utile à l’accomplissement de sa mission, ne peut y procéder qu’à la condition d’obtenir l’accord exprès de l’employeur et des salariés concernés ». Dès lors que l’employeur avait refusé ces auditions, la décision de réduire la durée de la mission, et donc son coût prévisionnel, était donc pleinement justifiée.

► Remarque Cette décision fait penser à une jurisprudence ancienne (TGI Paris, 30 juill. 1984, n° 84/7714) où il avait été jugé pour le comité d’entreprise que la mission de l’expert-comptable ne pouvait, en l’état des textes et de la volonté du législateur de l’époque, comporter des pouvoirs d’audition et d’interrogatoire du personnel. Qu’en effet, lorsque le législateur avait entendu accorder de tels pouvoirs, il l’avait précisé de façon explicite en prévoyant que les délégués du personnel et les membres du CE pouvaient circuler librement dans l’entreprise et y prendre tous contacts nécessaires à l’accomplissement de leur mission, notamment auprès d’un salarié à son poste de travail.

Dans la rédaction de cet arrêt, tout laisse à penser que le droit ici donné à l’employeur de refuser l’audition de salariés par l’expert-comptable du CSE vaut lorsque le comité fait intervenir un expert habilité en cas de risque grave ou de projet d’aménagement modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail. Mais ce n’est pas l’avis des experts auprès des CSE (lire notre encadré). D’autre part, ce point appelle une vigilance particulière de la part de l’entreprise. En s’opposant à toute audition de salariés lorsque l’expert habilité intervient, par exemple, pour analyser des risques psychosociaux ou pour étudier un projet de déménagement de l’entreprise, l’employeur prendrait un risque énorme. On pourrait lui reprocher d’empêcher totalement l’expert de mener à bien à mission et, ainsi, de commettre un délit d’entrave.

 

« Les entretiens apportent des éléments qualitatifs complémentaires »

Pour Marie-Laure Billotte, directrice de mission et responsable de communication du groupe 3E qui réalise de nombreuses expertises pour les CSE, cette décision de la Cour de cassation ne doit pas dissuader les experts de demander à réaliser des entretiens avec les salariés, ni l’employeur de les accepter car il en va aussi de l’intérêt de l’entreprise : 

« Si l’entreprise rencontre une problématique particulière d’absentéisme ou d’accidentologie, il est souhaitable que l’expert puisse s’entretenir avec les salariés en vue d’apporter des éléments aux débats et de permettre un échange objectif et constructif en séance. Les refuser s’assimile à un manque de transparence et pourrait amener les élus à déclencher une expertise pour risque grave, autrement plus traumatisante pour tous ». 

Contrairement à la lecture que peuvent en faire des avocats d’employeurs, cet arrêt ne doit pas être compris, selon Marie-Laure Billotte , comme devant s’appliquer à toutes les expertises, et notamment à celles pour risque grave ou concernant la santé, sécurité et conditions de travail (SSCT). L’experte se fonde sur l’arrêté du 7 août 2020 relatif aux modalités d’exercice de l’expert habilité auprès du comité social et économique. Cet arrêté prévoit que l’expertise contribue à :

  • l’analyser les situations de travail ;
  • l’évaluation des risques professionnels;
  • les incidences, pour les travailleurs, de la mise en place d’un projet important ou de l’introduction d’une nouvelle technologie ;
  • l’identification des opportunités permettant d’améliorer les conditions de travail et d’emploi, l’organisation, la santé au travail et la prévention des risques professionnels ;
  • la formulation de recommandations sur ces sujets.

« L’analyse des situations de travail ne peut pas se faire sans l’observation du travail et des conditions dans lesquelles il s’exerce et donc des entretiens avec les salariés », argumente la responsable de mission. Pour cette dernière, ce qui est demandé au chargé de projet qui réalise une expertise, dans l’article 8 de cet arrêté du 7 août 2020 (« organiser les analyses de travail pertinentes et mettre en place les entretiens permettant de recueillir les points des acteurs de l’entreprise »), corrobore cette analyse. 

 

Frédéric Aouate (encadré : BD)