En France, le Conseil d’État a la particularité de conseiller le gouvernement dans la rédaction de ses projets de loi mais aussi d’être le juge ultime des dispositions administratives, donc le censeur potentiel du même État. Il tranche aussi certains contentieux du droit du travail. D’où l’intérêt de se pencher sur le bilan de l’année 2021 de la Haute juridiction administrative. Il est question ici de la liberté de manifester, de l’état d’urgence sanitaire, du contrôle des PSE, de fusion des branches, du licenciement du salarié protégé, etc.
 
1. La position du Conseil sur les projets du gouvernement
 

Dans la synthèse de son bilan 2021, un document relativement « grand public », la plus haute juridiction administrative française, le Conseil d’État, revient sur son actualité importante, notamment celle portant sur les décisions qui concernent l’action du gouvernement (voir le document de 64 pages en pièce jointe). Voici notre résumé. 

Libertés fondamentales : la liberté de manifester en question

Saisi par la CGT et la Ligue des droits de l’homme, entre autres, le Conseil d’État, dans une décision du 10 juin 2021, a jugé illégal le document du ministère de l’Intérieur de septembre 2020 prévoyant la possibilité d’encercler les manifestants, un procédé utilisé de plus en plus fréquemment (sous le nom de « nasse ») par les forces de police pour contrôler la foule. Plusieurs dispositions de ce schéma de maintien de l’ordre sont donc annulées, au motif que les conditions du recours à cette technique ne sont pas définies assez précisément : « A défaut, rien ne garantit que l’utilisation de cette manœuvre soit adaptée et proportionnée aux circonstances. En l’état, cette mesure est susceptible de porter atteinte aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir et la liberté de manifester ». 

► Le Conseil a également veillé à la liberté d’action et d’information des journalistes, que le ministère de l’intérieur entendait contraindre à une accrédidation préalable pour bénéficier d’informations lors des manifestations.

► Le Conseil se félicite du renforcement de la protection des lanceurs d’alerte dans une proposition de loi (votée en mars 2022, voire notre infographie), et se réjouit de voir que sa proposition d’étendre aux lanceurs d’alerte l’action du Défenseur des droits ait enfin été reprise. 

Crise sanitaire : davantage de contrôle de l’exécutif

Parfois critiqué pour sa tendance à valider les dispositifs d’urgence prévus par l’exécutif afin de gérer le risque sanitaire de la Covid-19 ou à ne les rejeter qu’une fois qu’ils sont devenus caducs (voir notre article sur les délais du CSE et celui sur les « carences fautives » de l’Etat en début de pandémie), le Conseil d’État choisit dans son rapport annuel de prendre de la hauteur pour réclamer une évolution susbtantielle de notre droit afin de nous mettre en mesure d’anticiper et de gérer ce type de crise.

Le Conseil juge que les circonstances « légitiment le renforcement temporaire des prérogatives du pouvoirs exécutif », mais il appelle à « un encadrement plus important par le Parlement ainsi que par les juges constitutionnel, judiciaire et administratif », afin de « préserver l’État de droit ». 

La juridiction recommande : 

  • de confier au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) les compétences et les moyens nécessaires pour piloter la gestion de crise lorsque le Président de la République ou le Premier ministre prennent les commandes des opérations;
  • de clarifier l’articulation des responsabilités entre État et collectivités territoriales, en associant un schéma d’intervention spécifique à chaque grand type de crise;
  • de mieux contrôler les pouvoirs confiés au Gouvernement en consolidant le contrôle par le Parlement et par les juges;
  • d’inscrire dans la Constitution « de nouvelles règles de procédures pour le déclenchement, la prorogation et le contrôle de la constitutionnalité des états d’urgence »;
  • « d’activer un comité de liaison associant Conseil d’État et Cour de cassation, pour examiner les questions de droit susceptibles de justifier leur regard croisé ».
Droits sociaux et chômage : hormis la conjoncture, pas de censure

Le Conseil a pu reporter la date d’entrée en vigueur de certaines dispositions du gouvernement s’agissant de la réforme de l’assurance chômage, au motif de l’incertitude économique et sociale liée à la crise sanitaire. Mais il n’en a pas moins approuvé les principes de ces changements, au grand dam des organisations syndicales, dans sa décision de décembre 2021 : « Le Conseil d’État confirme que [cette réforme] n’est pas contraire au principe d’égalité. En particulier, les différences d’indemnisation ayant pour objectif d’inciter les salariés à privilégier les contrats longs ne sont pas disproportionnées et respectent la réglementation. Malgré les craintes des syndicats, ces nouvelles règles ne créent pas non plus de discrimination à l’égard les femmes : au cours de la première année, les personnes concernées par les nouvelles modalités de calcul de l’allocation seront pour 45 % des femmes et 55 % des hommes ». 

Minima hiérarchiques sans primes : le veto du Conseil

En revanche, le gouvernement, désireux de faire prévaloir la négociation au niveau de l’entreprise sur la négociation de branche, a été mis en échec par le Conseil d’État au sujet de la définition des salaires minima hiérarchiques (SMH) des conventions collectives. Alors que l’exécutif soutenait que ces minima ne doivent comprendre que le salaire de base, sans les primes associées (en l’occurrence, prime de fin d’année et prime de pause), le Conseil a annulé son arrêté dans sa décision du 6 octobre 2021. Il a décidé que ce SMH recouvre « la rémunération effectivement perçue par les salariés, c’est-à-dire le salaire de base et ses compléments », les partenaires sociaux pouvant fixer la structure de cette rémunération. En outre, le Conseil rappelle qu’un accord d’entreprise peut toujours fixer librement les primes des salariés, mais « à condition que la rémunération effective de ces derniers soit au moins égale au SMH fixé au niveau de la branche ».

Environnement : une astreinte infligée à l’Etat

A quoi bon prendre des engagements internationaux en matière d’environnement si l’État lui-même ne les fait pas respecter ? C’est, en substance, le raisonnement qui a conduit le Conseil d’Etat, le 4 août 2021, à condamner l’État au paiement d’une astreinte de 10 millions d’euros au titre du premier semestre 2021, somme à rapporter aux 100 milliards d’euros du coût engendré par la pollution de l’air en France. Se basant sur les mesures de la qualité de l’air indiquant le dépassement des taux limites dans plusieurs grandes villes (Paris, Lyon), la Haute juridiction constate que l’Etat ne prend pas les mesures suffisantes pour respecter la réglementation européenne en matière de qualité d’air et de réduction de la pollution. 

 

2. Les décisions concernant le droit du travail et les IRP

 

Pour avoir une idée plus précise des décisions 2021 du Conseil d’État s’agissant des salariés protégés et des institutions représentatives du personnel (IRP), il faut se reporter au rapport détaillé sur l' »Activité juridictionnelle et consultative des juridictions administratives » l’an dernier (document de 413 pages en pièce jointe). En voici un aperçu.

Le juge peut contrôler le bien-fondé de la fusion des branches

Alors que les gouvernement tend à utiliser la fusion des branches comme une menace pour celles qui ne négocient pas assez à son goût (lire notre article), le Conseil d’État s’est déjà prononcé, dans une décision du 1er juillet 2020, sur l’opportunité du contrôle du juge sur la fusion de branches professionnelles décidée par les pouvoirs publics. Le Conseil d’État pose comme condition à la fusion que les deux branches présentent « des conditions sociales et économiques analogues » et que l’opération représente un intérêt général. Le juge administratif est donc légitime à apprécier la décision de l’État à partir de ces critères.

Contre l’Autorité de la concurrence, le CSE a le droit d’agir mais…

En mars 2021, dans l’affaire de Mondadori, le Conseil d’État a reconnu que le comité social et économique (CSE) d’une société justifie d’un intérêt lui donnant qualité pour demander l’annulation de la décision par laquelle l’Autorité de la concurrence autorise la prise de contrôle exclusif de cette société par une autre. Mais dans le même temps, cette décision constate « qu’aucune disposition du code du travail ou du code de commerce n’impose à l’Autorité de la concurrence de s’assurer, préalablement à l’édiction de sa décision, que les dispositions relatives à l’information et à la consultation du CSE ont été respectées par l’entreprise concernée ».

Contrôle des PSE : plusieurs décisions mises en avant

Plusieurs décisions évoquées dans le rapport annuel détaillé du Conseil concernent les PSE, la justice administrative étant compétente sur la contestation des plans de sauvegarde de l’emploi (PSE).

► Le 22 juillet 2021, le Conseil d’État a décidé que le PSE « détermine définitivement le périmètre du groupe de sociétés au sein desquelles le reclassement interne du salarié doit être recherché, sans que ce périmètre puisse à nouveau être discuté à l’occasion du contentieux individuel du licenciement ». 

► Le 22 avril 2021, la cour administrative d’appel de Douai décide que le délai pour exercer un recours contre un PSE n’a pas à être écarté. Dans cette affaire, la Cour de cassation avait déclaré dans un arrêt de 2020 que le juge judiciaire était incompétent pour connaître de la demande de dommage et intérêts d’un salarié qui se fondait sur l’irrégularité des critères d’ordre des licenciements, mais la notification au salarié de l’homolgation du PSE datant de 2014, cette décision judiciaire était donc « sans infuence ».

► Le 6 juillet 2021, la cour administrative d’appel de Paris juge que le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) n’a pas compétence pour homologuer un document portant plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) élaboré par une entreprise dont les effectifs sont de moins de 50 salariés.

► Le 25 octobre 2021, le tribunal administratif de Montreuil a tranché sur l’articulation entre un accord de rupture conventionnelle collective (RCC) et un PSE. L’administration doit notamment vérifier que le PSE ne méconnaît pas les stipulations d’un accord éventuel de RCC. « En l’espèce, résume le rapport, le tribunal estime que le PSE n’a pas pour objectif des suppressions d’emploi mais la modification des contrats de travail et prévoit qu’aucun licenciement pour refus de modification de contrat ne peut intervenir avant l’expiration de la durée d’exécution de l’accord RCC. Il juge que, dans ces conditions, le document unilatéral fixant le PSE ne méconnaît pas l’accord RCC ».

► Le 8 juin 2020, le tribunal administratif de Versailles précise que l’administration et donc le juge également doit opérer un contrôle sur les questions de santé et de sécurité induites par un PSE qui ne se limite pas « à la vérification de la présence dans le plan de mesures en la matière », mais que ce contrôle suppose « d’apprécier le caractère suffisant de ces mesures au regard des exigences de l’article L. 4121-1 du code du travail« . 

Licenciement d’un salarié protégé : le périmètre s’élargit en cas de fraude

Le 2 novembre 2021, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a jugé que l’inspecteur du travail ayant autorisé le licenciement d’un salarié protégé avait commis une erreur de droit « en appréciant les difficultés économiques au regard de la situation du seul établissement situé en France ». Or si la loi prévoit en effet que l’appréciation des difficultés économiques se limite à la France, elle fait une exception pour les cas avérés de fraude. Ici, le tribunal de commerce avait reconnu l’existence d’une telle fraude en relevant que la société tête de groupe avait « délibérément méconnu les engagements pris devant le tribunal de commerce en matière de développement des investissements et des activités de recherche et de développement au moment du rachat de la société », le tribunal estimant que cette société n’avait en réalité jamais eu l’intention de développer l’outil de production et avait, au contraire, « développé son activité dans des pays tiers et qu’elle n’avait affiché la volonté de développer l’activité industrielle en France qu’après avoir licencié les personnels susceptibles de mettre en œuvre la production ». Le juge administratif a annulé l’autorisation de licenciement du salarié protégé.

Repos hebdo : ne pas généraliser la dérogation 

Le 8 avril 2021, le tribunal administratif d’Orléans a annulé un arrêté de la préfète d’Indre-et-Loire qui autorisait tous les commerces de détail de la commune de Tours à déroger à la règle du repos hebdomadaire du dimanche, au motif qu’il leur fallait compenser la perte d’activité subie du fait de manifesations de novembre et décembre 2018. La préfète aurait dû procéder à un examen individualisé des différents établissements pour décider s’ils entraient dans le champ d’une autorisation exceptionnelle. Pour le juge, cette autorisation était trop générale car « toute dérogation ne peut revêtir qu’un caractère d’exception pour faire face à des situations particulières tenant à des circonstances déterminées de temps, de lieu et au regard du type d’activité exercée et de la nature des produits vendus ». 

Vaccination : attention aux données nominatives !

Signalons enfin cette décision d’un juge administratif de Limoges du 1er décembre 2021, un jugement mis en exergue  dans le rapport annuel. Cette décision concerne les données liées au statut vaccinal des travailleurs. En l’occurrence, ici, le directeur d’un centre hospitalier avait diffusé dans son établissement un tableau répertoriant les agents n’ayant fourni « aucun retour concernant la vaccination  ». Dans ce tableau étaient consignés les noms de l’ensemble des personnels du centre hospitalier, y compris ceux alors placés en arrêt maladie ou ayant fait valoir récemment leurs droits à la retraite, assortis d’un code couleur identifiant ceux « ayant déjà contracté la covid-19 » et ceux « refusant la vaccination ». Pour le juge des référés du tribunal administratif de Limoges, cette diffusion de données à caractère personnel de nature médicale « est de nature à porter une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée des intéressés ainsi qu’à son corollaire, la protection des données à caractère personnel ». En conséquence, le juge enjoint au centre hospitalier de cesser, dès la notification de l’ordonnance, la diffusion de ces informations « en dehors des services administratifs en charge de la mise en œuvre des mesures prévues à l’encontre des personnes qui n’auraient pas satisfait à leur obligation », et lui demande « d’ordonner à l’ensemble des services du centre hospitalier de supprimer dans les 48 heures le courriel par lequel ils avaient reçu ce tableau, ainsi que les fichiers qui l’accompagnent ».

 

 Dans notre édition d’été du vendredi 29 juillet, nous vous proposerons un récapitulatif des arrêts importants rendus par la Cour de cassation de janvier à juillet 2022.

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