Pendant longtemps, et après un « pic de départ » dans les années 1990, la jurisprudence, au moins au niveau de la Cour de cassation, sur l’accès de l’expert du comité d’entreprise à l’information a été relativement rare, mais les décisions se sont faites plus fréquentes dernièrement, avec la disparition du comité d’entreprise et la création du CSE.
En témoignent deux arrêts récents (Cass. soc. 19-4-2023 n° 21-24.208 F-D, Sté GTM Sud c/CSE GTM Sud et Cass. soc. 19-4-2023 n° 21-25.563 F-D, Sté Casino services c/ CSE Sté Casino services), rendus à propos de l’expert désigné par le CSE dans le cadre de sa consultation sur la politique sociale de l’entreprise, les conditions de travail et l’emploi. Ces arrêts sont, certes, confirmatifs, mais ils méritent d’être signalés, dans la mesure, d’une part, où ils constituent d’intéressantes illustrations des éléments que peut demander l’expert-comptable du CSE consulté sur la politique sociale de l’entreprise et où, d’autre part, la position de la chambre sociale de la Cour de cassation en la matière semble encore se heurter à l’incompréhension de certains employeurs ou conseils de ceux-ci.
Les raisons de cette recrudescence du contentieux sur le droit d’accès de l’expert sont sans doute à rechercher dans les modifications apportées par l’ordonnance 2017-1386 du 22 septembre 2017 relative à la nouvelle organisation du dialogue social et économique aux règles régissant les expertises du CSE, notamment dans le cantonnement à la consultation sur la situation économique et financière de l’entreprise de la règle selon laquelle l’expert du comité a accès aux mêmes documents que le commissaire aux comptes.
Dans le premier arrêt (n° 21-24.208 F-D), l’expert saisi par le CSE dans le cadre de sa consultation récurrente sur la politique sociale avait demandé, immédiatement après sa désignation, les informations et documents qu’il estimait utiles à la réalisation de sa mission. La société ne lui avait, malgré une relance rapide, pas communiqué certains d’entre eux, puis, plusieurs mois après, lors de la réunion de consultation, avait indiqué qu’elle considérait les pièces déjà transmises comme « nécessaires et suffisantes à l’expertise sur la politique sociale de l’entreprise ». Sur assignation du CSE et de l’expert selon la procédure accélérée au fond, la cour d’appel avait condamné la société à transmettre à l’expert une série de documents et prolongé de 2 mois le délai imparti au comité pour rendre son avis à compter de la notification de la décision, les documents devant être transmis à l’expert dans les 15 jours suivant cette notification.
Notons que les éléments dont la communication avait été ordonnée par la cour d’appel étaient les suivants : suivi mensuel des effectifs de l’année précédente ; livre de paie « détaillant globalement » toutes les rubriques des rémunérations versées au personnel durant les 2 années précédentes, par catégorie de personnel ; pour les salariés cadres et Etam, fichiers électroniques des rémunérations comprenant, notamment, le matricule, le sexe, la date de naissance, l’entreprise d’origine préfusion, le service de rattachement, la date d’entrée dans l’effectif de l’entreprise et la date d’ancienneté, l’intitulé précis du poste, la nature du contrat de travail et, le cas échéant, l’échéance de celui-ci, les rémunérations devant être ventilées en salaire de base mensuel, primes de 13e mois, de vacances, de fin d’année, d’ancienneté, bonus et primes exceptionnelles, avantages en nature, les horaires devant être précisés…
La société s’était pourvue en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel.
À l’appui de son pourvoi, la société faisait valoir notamment deux arguments. Selon elle, tout d’abord, l’employeur remplirait son obligation de communiquer les pièces utiles à la consultation annuelle du CSE sur la politique sociale de l’entreprise « dès lors qu’il met à disposition du comité, et par suite de l’expert désigné par ce dernier », l’ensemble des éléments devant figurer dans la BDES (aujourd’hui « BDESE »), lesquelles sont des moyennes ou des médianes ou des données collectives, telles que définies à l’article R 2312-9 du Code du travail, et il ne serait « pas tenu, en revanche, de fournir au comité, ni à l’expert désigné par ce dernier, » des informations individuelles sur la rémunération de chacun des salariés ; par conséquent, selon la société, la demande de l’expert relative aux fichiers électroniques de rémunération pour les salariés cadres et Etam, comportant des informations individuelles sur chaque salarié et sa rémunération, excédait ce qui était nécessaire à l’accomplissement de la mission de l’expert.
La société soutenait, en second lieu, que l’expert désigné par le CSE dans le cadre de sa consultation sur la politique sociale ne peut pas exiger de documents n’existant pas et dont la production n’est pas obligatoire, et l’employeur n’a pas à constituer, pour les seuls besoins de l’expertise, des fichiers électroniques en procédant, à la place de l’expert, à un retraitement de données issues de différents documents légaux (bulletins de paie, registres du personnel et livres de paie). En l’espèce, les fichiers réclamés par l’expert n’existant pas et ne correspondant à aucun document dont la confection est légalement obligatoire pour l’employeur, il ne pouvait lui être imposé de les établir, leur confection impliquant un travail d’analyse de données relevant de la mission de l’expert qu’il lui appartenait d’effectuer à partir des documents déjà fournis.
Le pourvoi de la société est rejeté.
La Cour de cassation « évacue » tout d’abord, si l’on peut dire, le second argument de l’employeur. Après avoir énoncé la règle selon laquelle l’expert-comptable du CSE ne peut pas exiger la production de documents n’existant pas et dont l’établissement n’est pas obligatoire pour l’entreprise, elle juge que la cour d’appel avait fait ressortir l’existence des fichiers électroniques de rémunération des Etam et des cadres demandés par l’expert : la société avait indiqué, par courrier électronique, transmettre les éléments sollicités par l’expert-comptable pour les compagnons et précisé qu’elle le ferait ensuite pour les Etam et cadres ; les juges avaient relevé que la société ne développait aucun motif valable pouvant justifier la transmission des fichiers pour les premiers et non pour les derniers ; la taille et la structure de la société ne lui permettaient pas de prétendre qu’elle ne disposait pas des documents réclamés sur les effectifs et les salaires de son personnel.
Selon nous, la règle selon laquelle l’expert-comptable du CSE ne peut pas exiger la production de documents n’existant pas et dont l’établissement n’est pas obligatoire pour l’entreprise a, on le rappelle, déjà été posée par la jurisprudence (Cass. soc. 27-5-1997 no 95-20.156 PBF : RJS 7/97 no 827 ; Cass. soc. 9-3-2022 no 20-18.166 F-D : FRS 9/22 inf. 6 p. 11 nos 8 s. L’argument selon lequel les informations réclamées par l’expert n’existent pas et l’employeur n’a pas à lui confectionner des fichiers « sur mesure » est régulièrement invoqué par les entreprises. Deux observations à ce sujet. Cet argument entre en conflit avec celui, également invoqué par elles, selon lequel l’employeur n’a pas à fournir à l’expert de données « brutes » sur le personnel (voir Cass. soc. 19-4-2023 no 21-25.563 F-D ci-dessous), pour des raisons de confidentialité, de respect de la vie privée des salariés ou de la réglementation des données informatiques. En outre, l’argument résiste de plus en plus mal au progrès technologique, qui fait que l’extraction sélective de données est toujours plus simple et rapide, au moins dans les entreprises d’une certaine importance, dotées d’équipes dédiées.
La chambre sociale de la Cour de cassation rejette également le premier argument de l’employeur. La cour d’appel avait relevé que la communication, pour l’ensemble des salariés, du suivi mensuel des effectifs de l’année précédente, du livre de paie « détaillant globalement » toutes les rubriques des rémunérations versées au personnel durant les 2 années précédentes, par catégorie de personnel, ainsi que, pour les cadres et les Etam, des fichiers électroniques n’excédait pas la mission légale de l’expert, faisant ainsi ressortir que cette communication était nécessaire à l’exercice de la mission d’expertise dans le cadre de la consultation sur la politique sociale de l’entreprise, les conditions de travail et l’emploi.
Elle ajoute qu’il importait peu que les informations demandées ne soient pas au nombre de celles devant figurer dans la base de données du comité.
En affirmant que le droit d’accès de l’expert à l’information ne se limite pas au contenu de la BDES mais est conditionné par le contenu de sa mission, l’arrêt confirme également de précédentes décisions (Cass. soc. 23-3-2022 no 20-17.186 FS-B : FRS 9/22 inf. 6 p. 9 et, surtout, de manière plus explicite, Cass. soc. 18-5-2022 no 20-21.44 F-D : FRS 13/22 inf. 9 p. 18 s.).
La solution est d’ailleurs fondée sur les 3 mêmes articles du Code du travail que ce dernier arrêt : L 2315-91, qui pose le droit pour le CSE de recourir à un expert-comptable dans le cadre de sa consultation sur la politique sociale de l’entreprise, L 2312-26, sur l’objet de cette consultation, et L 2315-83, sur l’obligation pour l’employeur de fournir à l’expert les informations nécessaires à l’exercice de sa mission.
Raisonnement à tenir
|
---|
Le trio d’articles visé par la décision résume, d’une certaine manière, le raisonnement à tenir en la matière : le CSE a le droit de se faire aider d’un expert dans le cadre d’une consultation ; cette consultation a un objet déterminé, lequel limite le droit de cet expert à l’information ; à l’intérieur de cette limite, et pour donner un effet utile au droit du comité, l’employeur est tenu de fournir à l’expert les éléments demandés. Ce raisonnement pourrait être, à notre sens, transposable à d’autres consultations du CSE donnant lieu à expertise. S’agissant des informations demandées par l’expert, l’arrêt semble déduire du fait que les éléments demandés n’excédaient pas la mission légale de l’expert celui qu’ils étaient nécessaires à l’exercice de sa mission : selon nous, cette formulation un peu étrange pourrait constituer une affirmation atténuée du principe selon lequel, sauf abus, et dans les limites énoncées ci-dessus, c’est à l’expert de déterminer ce qui lui est nécessaire, pas à l’employeur ni aux juges, du fond ou de la Cour de cassation. S’agissant de la « déconnexion » entre la BDES et le droit à l’information de l’expert, la solution retenue par l’arrêt nous semble, enfin, conforme à la lettre du Code du travail, les règles déterminant le contenu des informations fournies au CSE, notamment via la BDES, et celles relatives à l’expert figurant dans deux emplacements différents de ce Code (respectivement dans les chapitres « Attributions » du CSE et « Fonctionnement » de celui-ci). En outre, elle donne son sens à l’article R 2315-45, prévoyant que l’expert a 3 jours à compter de sa désignation pour demander les informations complémentaires qu’il juge nécessaires, qui, sans cela, n’aurait pas lieu d’être.
|
Dans la seconde affaire (no 21-25.563 F-D), la cour d’appel avait condamné la société à transmettre à l’expert-comptable désigné par le CSE pour l’assister dans le cadre de sa consultation sur la politique sociale, dans les 10 jours de la signification de la décision sous peine d’une astreinte provisoire, l’extraction d’informations brutes, individuelles et anonymisées sur la totalité de l’effectif, et avait prorogé de 2 mois le délai de consultation du comité, le point de départ de ce délai étant fixé au jour de la remise par la société des documents à l’expert.
Notons que parmi les éléments dont la transmission était ordonnée par la cour d’appel figurait notamment une extraction d’informations brutes, individuelles et anonymisées concernant les cadres de niveaux 9, 9 + et « HC », y compris les données relatives aux sites et services de rattachement, et au libellé de l’emploi.
La société soutenait notamment que l’employeur n’est tenu de communiquer à l’expert désigné par le CSE dans le cadre de sa consultation sur la politique sociale de l’entreprise que les pièces utiles à cette consultation, à savoir les éléments recensés à l’article R 2312-20 du Code du travail, qui détermine les informations que, dans les entreprises d’au moins 300 salariés et en l’absence d’accord sur le sujet, l’employeur met à la disposition du CSE dans la BDES en vue de cette consultation. Elle faisait aussi valoir que des informations chiffrées sur les rémunérations et charges accessoires figuraient dans le bilan social (C. trav. art. L 2312-28 à L 2312-35), que la BDES comportait des informations sur la hiérarchie des rémunérations (C. trav. R 2312-9) et que, en revanche, les textes ne prévoyaient pas que l’employeur doive fournir des informations brutes individualisées.
En l’espèce, la société ne faisait pas valoir que les informations brutes individualisées réclamées par l’expert n’existaient pas. Et pour cause : l’arrêt précité du 18 mai 2022 no 20-21.444 F-D) mettait en cause la même entreprise, qui contestait, comme ici, l’accès à information de l’expert du CSE consulté en 2019 sur la politique sociale ; l’entreprise avait invoqué cet argument, mais sans succès. En revanche, et en dépit de la solution retenue par l’arrêt de 2022, elle a soulevé, à nouveau, ceux relatifs au caractère inutile à sa mission des éléments demandés par l’expert et à la BDESE.
Comme dans la première décision analysée ci-dessus, le pourvoi de la société est rejeté, sur le fondement du même trio d’articles L 2315-91, L 2312-26, I et L 2315-83 du Code du travail. La cour d’appel avait énoncé, d’une part, que la production des données brutes réclamées par l’expert s’avérait nécessaire à la réalisation de sa mission d’analyse de la politique sociale de l’entreprise, notamment sur l’évolution des salaires et sur les informations et les indicateurs chiffrés sur la situation comparée des femmes et des hommes pour chacune des catégories professionnelles de l’entreprise, et que, d’autre part, les informations retraitées et consolidées, seules produites par la société, étaient susceptibles de fausser l’analyse de l’expert.
Et la chambre sociale d’ajouter qu’il importait peu que les informations demandées ne fussent pas au nombre de celles devant figurer dans le bilan social, en application de l’article L 2312-30, ou dans la BDES, en application des articles L 2312-36, R 2312-9 et R 2312-20 du Code du travail.